Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

Dialoguons, suite

De nombreux textes à caractère unitaire cherchent à animer une démarche politique et des propositions de mesures qui permettraient de « sortir de la crise actuelle », voire de dépasser le capitalisme. La plupart propose des mesures qu’on ne peut que partager, mais alors on peut se demander pourquoi tant de mouvements populaires n’ont pu les obtenir. Tous ces textes ou presque, partent de l’idée que ce système est néfaste aussi bien sur le plan social, démocratique qu’écologique. Mais qu’est-ce qui pousse ce système à être de plus en plus néfaste et à refuser toute écoute ? Ne faut-il pas envisager qu’il a atteint une obsolescence irréversible ? Les réalités contemporaines sociales, culturelles, technologiques nécessaires à ce qu’appelle la production de biens et de services restent-elles compatibles avec une reproduction du capital à un niveau suffisamment rentable pour ses détenteurs ? Si le capitalisme a correspondu (en le faisant chèrement payer aux humains et à la nature) à un stade de développement historique, à savoir aux réalités de la Révolution industrielle en est-il encore ainsi aujourd’hui ? Ses tentatives d’adaptation ne pouvant se faire à chaque fois davantage qu’au détriment du vivant tout espoir de compromis tel que nous en avons connu dans le passé n’est-il pas illusoire ? Comment alors mettre à portée de lutte des objectifs qui se situent hors du champ de l’horizon d’une société gérée par le capitalisme sans être « hors -sol » ?
Qu’est-ce que cela changerait quant au rapport de forces ?

Rendez-vous avec vous

Samedi 13 juin nous avions rendez-vous quelques membres du comité de rédaction de Cerises (Benoit Borrits, Catherine Bottin-Destom, Bénédicte Goussault, Alain Lacombe, Sylvie Larue, Henri Mermé, André Pacco, Daniel Rome et Pierre Zarka) et nos invités.es que nous présentons brièvement :

Ludivine Bantigny est historienne. Elle se passionne pour l’histoire des mouvements sociaux, des engagements politiques, des résistances à l’air du temps, des révoltes et des révolutions. Elle a écrit plusieurs ouvrages sur ces sujets, notamment 1968 de grands soirs en petits matins (Seuil, 2018, rééd. 2020), Révolution (Anamosa, 2019), “La plus belle avenue du monde”. Une histoire sociale et politique des Champs-Élysées (La Découverte, 2020). Elle est engagée dans différents collectifs pour une société émancipée du capital, de la course au profit et de la concurrence effrénée, et croit en la nécessité de “se fédérer”.

Annick Coupé  fonctionnaire de la Poste de 1978 à 2014. Elle a commencé son parcours militant à Caen au début des années 70 en s’engageant dans un groupe maoïste, le PCR-ml (avec lequel elle a rompu en 1978) et en se syndiquant à la CFDT en 1972, dès son entrée dans la vie professionnelle comme caissière en hypermarché. Cet engagement syndical est allé de pair avec un engagement féministe, notamment dans un groupe femmes d’entreprise et en animant les journées intersyndicales femmes. Exclue de la CFDT fin 1988 avec plusieurs centaines de militants.es  pour cause de soutien aux luttes et aux coordinations, et en désaccord avec les orientations de  « recentrage » de la CFDT, elle a contribué à la fondation de la Fédération Sud PTT en 1989 et elle a été la secrétaire générale jusqu’en 1999. Impliquée dans la construction de l’Union syndicale Solidaires, elle en a été la porte-parole de 2002 à 2014. Dans le cadre de ces responsabilités au sein d’un syndicalisme de transformation sociale, elle a été impliquée dans les cadres unitaires, qu’ils soient intersyndicaux ou sur des combats  plus larges, mais aussi dans la solidarité internationale et le mouvement altermondialiste. Retraitée depuis 2015, elle a  fait le choix depuis de s’impliquer dans l’association ATTAC dont elle est actuellement secrétaire générale.

Pierre Dardot a milité à la LCR et à l’OCI au cours de ses années d’études avant de rompre avec le trotskysme. Il a initié le groupe de recherches Question Marx à partir de 2004.  Il a participé au séminaire Du public au commun avec Toni Negri de 2010 à 2012. Il co anime depuis 2019 le séminaire du Groupe d’Etudes sur le Néolibéralisme et les Alternatives (GENA) qui s’est constitué après l’élection de Bolsonaro au Brésil. Il a co-écrit avec Christian Laval six ouvrages entre 2007 et 2020, dont La Nouvelle Raison du Monde (2009) et Commun (2014). Le dernier Domine Enquête sur la souveraineté de l’Etat en Occident paraîtra à La Découverte en août 2020.

Jean Laffont est né à Aubervilliers au lendemain de la Libération de Paris, il a consacré toute sa carrière dans la fonction publique. Mai 1968 l’a conduit à entrer au PSU, qu’il a quitté rapidement, en désaccord avec son évolution, pour rejoindre des mouvements plus radicaux, où il s’est formé au marxisme. Se sentant peu à peu à contretemps de la période, il s’est alors investi dans son métier de haut fonctionnaire à l’Equipement puis à l’Environnement. Son entrée à l’Environnement l’a rapproché à nouveau de la politique – à travers l’aménagement du territoire, les grands projets utiles ou inutiles avec la création de la Commission nationale du débat public, marquant son adhésion chez les Verts, puis à EELV, pendant presque 20 ans. Mais ce n’était pas encore çà. Déçu à nouveau par sa ligne d’écologie d’accompagnement, il a quitté EELV pour participer à la fondation de PEPS. Un itinéraire politique qui reflète sans doute les incertitudes des voies actuelles de l’émancipation.

Gérard Mordillat est né dans le quartier de Belleville. Il est écrivain et cinéaste. Il a publié une trentaine de livres (romans, essais, poésie) et a réalisé autant de films, tant fiction que documentaires. Avec Jérôme Prieur, il est l’auteur des séries Corpus christi (I, II et III), et de Jésus et l’islam ; avec Bertand Rothé de la série Travail, Salaire, Profit. Sur le plan littéraire on retiendra Vive la Sociale ! Les Vivants et les morts, Ces femmes-là, Quartiers de noblesse.

Nous avons dans le précédent n° de Cerises évoqué la profusion des appels en cette période de fin de confinement et de crise sanitaire et sociale, et, avons, dans un premier débat entre quelques-uns des signataires de ces appels, tenté de les faire se rencontrer et dialoguer ensemble. N’y a- t-il que des divergences ? Y-a-t-il une matrice commune et quelle est-elle ? Ou bien chacun est-il dans son couloir » (L. Bantigny)

Un premier constat, optimiste peut être, c’est que ces signataires dialoguent facilement entre eux et manifestent même un réel intérêt à ces échanges, intérêt de se confronter aux contradictions qui divisent, ce qui fait l’objet de discussions même si pratiquement rien n’est dit de possibles rassemblements mais nous n’avons pas posé la question !

A suivre ce débat, à entendre ces différents appelants.es et à relire leurs interventions on peut mesurer que le grand nombre d’appels signifient un grand nombre de questions ! Et que les divergences ne sont, probablement pas, insurmontables ; d’ailleurs toutes et tous savent qu’il faudra bien les surmonter pour agir ensemble… C’est tout l’objectif de ces débats organisés par Cerises.

A priori ce qui pourrait rassembler tous ceux qui étaient présents : ils-elles sont plutôt anticapitalistes et artisans d’une transformation de l’État, et du système représentatif. Tous se réfèrent à l’écologie, la différence résidant dans la place qui lui est faite : centrale ou moins, tous, enfin, pensent en termes d’urgence et de nécessité de dépasser les discours.  Pour y parvenir réside une différence stratégique importante : s’emparer de l’État ou le laisser de côté ?

Bénédicte Goussault

Daniel Rome


Nous sommes tous anticapitalistes !

Toutes les interventions témoignent d’un positionnement anticapitaliste conséquent s’écartant des impasses de son amendement. La diversité des engagements nomme ces diverses impasses,  met au pot commun leur évitement. Au pot commun de l’anticapitalisme, analyses, expériences réflexions à poursuivre, et des mots pour le dire …

Pour Pierre Zarka, un anticapitalisme d’aujourd’hui . Nombre de luttes dit-il, échouent, faute de percevoir que les actionnaires sont confrontés au rythme inouï du renouvellement des connaissances. Rythme qui invalide à la même vitesse leurs investissements matériels et qui impliquent des qualifications de haut niveau sans cesse renouvelées des personnels. Se heurtant aujourd’hui au développement des forces productives le capital est dans l’impossibilité absolue de céder à quelque revendication structurelle que ce soit. […] Nombre de luttes et de tentatives politiques échouent qui considèrent que le capitalisme peut inclure des aménagements comme s’il était le même qu’à l’époque de la révolution industrielle. Or de la même manière qu’un temps historique a montré l’inaptitude de l’esclavagisme ou de l’ordre féodal à coïncider avec le développement des forces productives, le capitalisme en est aujourd’hui devenu incapable. De ce fait, la moindre revendication structurelle implique qu’on s’en débarrasse ».

Pierre Dardot pense aussi qu’on a changé d’époque : « Nous sommes dans une situation où il n’y a plus de conquête possible sous la forme d’un aménagement des conditions qui existent dans le cadre du capitalisme, de telle sorte que l’on pourrait ainsi espérer arracher une réforme substantielle, qui certes ne ferait pas boule de neige (personne ne partage, semble-t-il, cette illusion aujourd’hui), mais rendrait les conditions peut-être moins pénibles. Je crois que c’est effectivement une vue de l’esprit, que c’est derrière nous, que cela fait partie de ce qui était possible encore à une certaine époque, mais je ne pense pas que ce soit réaliste aujourd’hui ».

Annick Coupé, réouvrir de l’imaginaire : « Cela fait 50 ans que je suis anticapitaliste, je me dis anticapitaliste et je le suis. Donc pour moi l’enjeu n’est pas celui-là. J’ai été syndicaliste et dans le syndicalisme que j’ai fait avec mes camarades, on a toujours essayé de penser revendications immédiates et transformation sociale. […]Par contre, se confronter aux contradictions telles qu’elles sont posées en ce moment, c’est à cela qu’il faut essayer de répondre si on veut réouvrir de l’imaginaire de transformation anticapitaliste porté par le plus grand nombre ». Pour Annick Coupé, le capitalisme d’aujourd’hui, est notamment celui des logiques d’ubérisation aussi souhaite-t-elle que les avis se confrontent quant à la notion « d’obsolescence du capitalisme ».

Ni réformable ni ripoliné en vert

Ni réformable ni ripoliné en vert pour Jean Laffont qui considère qu’« il y a encore cette idée fortement ancrée d’essayer de faire des petites réformes petit à petit et que l’on va changer la réalité. Pour moi ce n’est pas possible : on a un État […] émanation du capital financier et qui ne changera pas de nature, même si on arrive au pouvoir à la majorité électorale ».Quant au capitalisme vert ce n’est pas une solution à la sortie de la crise systémique actuelle dit-il, ajoutant : « Ce qui m’oppose fondamentalement à Jadot c’est le fait qu’il ne défende pas une écologie sociale. Par ailleurs, on le voit dans ses discours, il préconise le travail à l’intérieur des institutions actuelles, sans les critiquer ».

Un anticapitalisme débarrassé de ses frilosités pour Ludivine Bantigny : « faute de définir force politique, degré de lutte, et question du pouvoir, les plans d’urgence certes utiles à réfléchir resteront lettre morte ». Elle ajoute « Il y a des appels qui posent d’emblée la question du capitalisme et du fait que l’on ne peut plus imaginer un capitalisme qui serait réformable, qu’on pourrait rendre plus social, plus vert etc. Il faut dit-elle « assumer, populariser, diffuser, médiatiser, ne plus avoir peur de s’affronter au capitalisme jusque dans sa sémantique » relevant les décennies du mot Capital, banni  remplacé par  « logique néolibérale », où l’on était antilibéraux ou anti néolibéraux. Une période révolue, au vu, c’est réjouissant, de ce que produisent les nouvelles générations qui entrent en politique.

Un anticapitalisme débarrassé de ses frilosités

Gérard Mordillat abonde dans ce sens lorsqu’il affirme : « Nous sommes réellement dans le principe même de la lutte des classes, voire dans la guerre des classes, comme l’ont révélé aussi bien les manifestations contre les modifications du droit du travail et contre la soi-disant réforme des retraites, que l’ensemble des protestations des Gilets jaunes et tout ce que l’on voit naître depuis quelques jours contre le racisme et la xénophobie ».

Pour sa part Sylvie Larue évoque l’anticapitalisme qui s’autocensure et celui qui se consomme à la béquée. « À l’encontre des militant.e.s de l’écologie qui l’ont inscrite tôt dans le paysage politique, beaucoup de militant.e.s convaincu.e.s qu’il faut dépasser le système capitaliste, s’autocensurent quant à l’exprimer publiquement. L’objectif leur semble hors de portée, comment dépasser cet obstacle ? Sylvie Larue évoque aussi la collègue, très écolo partageant l’analyse du système capitaliste origine de nos problèmes, qui néanmoins continue de penser qu’il faut agir à notre niveau, achats, pratiques etc. à l’argument que cela ne résoudra pas le problème des grandes pollutions industrielles, le sentiment du hors de portée l’emporte au profit d’actions, d’objectifs plus palpables ».

Anticapitalisme, pluralité, concordance, Henri Mermé aura ce propos « Est-ce que vous écoutez la convergence totale, à des poils près, de ce que nous sommes en train de nous dire ? À savoir : que le système actuel n’est pas amendable, qu’il faut effectivement une révolution, que nous n’avons pas confiance en l’État. Ce qui reste à discuter entre nous, c’est comment on fait ». Et pour avancer dans une perspective post-capitaliste il faut aussi nommer les acteur/trices du changement, celles et ceux qui en seraient bénéficiaires et qui sans leur implication n’aura pas lieu.

Ok d’accord, mais l’argent ? Dans son intervention Benoît Borrits plaide pour un anticapitalisme qui repense les concepts de travail, de salaire et d’emploi. Explications : pour les anticapitalistes, penser la société post-capitaliste, exige de poser la question de l’emploi très différemment, il faut être  entendu des chômeurs et ceux menacés de l’être. Dans le monde capitaliste, le salaire est la contrepartie du travail qui est donné par des donneurs d’ordre. Inversons la proposition, affirmons que le salaire est d’abord un dû. La question posée devient alors celle de la contrepartie. La contrepartie est, bien entendu, du travail. Cela suppose que si nous nous engageons, par exemple pour l’écologie, dans un schéma de décroissance du PIB, des productions devront être arrêtées. Il y aura alors fatalement du temps de travail en moins.

Catherine Destom Bottin  Henri Mermé


Que faire de l’État ?

La question de l’État et des institutions a été largement abordée. Pour Pierre Zarka l’efficacité passe désormais par des rapports qui malmènent la dichotomie conception-exécution. Cela dépasse largement le cadre du travail. Toute la société en est imprégnée ce qui stimule des aspirations à une vraie démocratie.

Jean Laffont évoque la nature de l’État et comment se comporter par rapport à l’État. « On a vécu très longtemps dans le cadre de cette fameuse démocratie représentative qui était censée permettre un compromis social entre les différentes parties de la bourgeoisie et les couches laborieuses. On a connu dans le passé la possibilité d’un compromis mais cette période est révolue. Aujourd’hui tout le système d’institutions est complètement intégré dans le fonctionnement de l’État, parce que tout descend d’en haut.C’est effectivement une structure qui ne marche plus. Donc l’État capitaliste tel qu’il est aujourd’hui, il n’est pas question de le prendre, il faut le remplacer et on ne peut évidemment pas le faire simplement par des votes au parlement. Il me semble que dans toutes les organisations qui se réclament de la gauche et de l’écologie, il y a encore trop cette idée fortement ancrée qu’il faut adresser des réformes au gouvernement, essayer de faire des petites réformes petit à petit et que l’on va changer la réalité ». Pour lui ce n’est pas possible : « on a un État de A jusqu’à Z qui est l’émanation du capital financier et qui ne changera pas de nature, même si on arrive au pouvoir à la majorité électorale ».

parler de souveraineté “populaire” plutôt que de souveraineté “du peuple”

Catherine Destom Bottin évoque les nations qui furent esclavagistes et qui « ont installé ces noms de rue, ces statues  et construisent ainsi de l’adhésion à la domination de masse. Ça n’est pas rien que l’État français résiste jusqu’à présent aux batailles guadeloupéennes pour débarrasser le cimetière de Pointe-à-Pitre des ossements de Richepanse qui fut le vainqueur sanguinaire de la réinstallation de l’esclavage après la première abolition de 1794. C’est l’État historiquement qui met en place et en forme le mode de domination esclavagiste. Et par là-même est garant de sa pérennité et c’est l’État français contemporain  qui n’a jamais organisé de réforme agraire sur ces terres qui comptent entre 300 et 400 ans de travail gratuit. Enfin, c’est l’État français contemporain qui organise depuis le milieu des années 70 à coups de décrets préfectoraux l’utilisation du chlordécone en Guadeloupe et Martinique. »

Gérard Mordillat évoque Alain Juppé qui « défendait l’idée d’un État fort. Or ce qui était stupéfiant, c’est que l’État n’était pas pour lui le défenseur par excellence de la liberté, ce qui devait assurer plus ou moins une égalité entre les citoyens.nes, mais l’instrument qui devait réguler le marché. Parce que, bien sûr, on dit que le marché fait tout naturellement, mais tout le monde sait que le marché ne peut pas fonctionner sans un régulateur. C’est la théorie allemande de l’ordo libéralisme. Or, c’est cela aussi qu’ils ont dans la tête et il ne faut jamais perdre de vue ce que disait Hayek, qui est le penseur fondamental de cette idéologie : “Je préférerai toujours une dictature qui soutient le marché contre une démocratie qui le récuse”. On est dans cela, c’est ce qu’elles et eux ont en tête, et cette dictature des marchés est présente quotidiennement.

Pierre Zarka précise qu’à ses yeux le problème n’est « pas seulement l’État mais le système représentatif qui est un système où, certains.es se considèrent autorisé.es pour une longue période de penser, de parler et de faire à la place du peuple. C’est l’héritage de la révolution française, c’est Sieyès : “ en politique, le peuple n’a pas d’existence par lui-même, il ne peut penser et parler que par ses représentants “. Et ce qui a été dit sur les partis, ou ce qui pourrait être dit sur les organisations syndicales, découle du même problème. À chaque fois qu’une structure s’autonomise par rapport aux intéressés.es, elle est complètement grippée, elle a perdu toute efficacité. Donc le problème est de concevoir une conception de la politique qui se dégage de toute notion de système représentatif ». Pierre Dardot prolonge : « Je préfère parler de souveraineté “populaire“ plutôt que de souveraineté “du peuple“, Pierre Dardot s’explique : l’invocation constitutionnelle de la souveraineté du peuple « est en général quelque chose qui vient justement légitimer les représentant.es de l’État, parce qu’ils et elles peuvent se prévaloir du fait d’avoir été élus.es par une majorité et légitimés ainsi, et c’est cela le principe de la souveraineté du peuple, de pouvoir mener telle ou telle politique, imposer telle ou telle mesure à la population ». Donc il faut faire attention parce que souveraineté du peuple et souveraineté de l’État, souveraineté des représentants du peuple et souveraineté des représentants de l’État, ne sont pas deux principes contradictoires. Ce sont deux principes qui sont assez complémentaires. En revanche, quand on parle de souveraineté populaire, de mon point de vue à moi, on doit entendre quelque chose de tout à fait différent, qui échappe totalement à la logique qui est celle du système représentatif pour reprendre les mots de Pierre Zarka. Parce que cela signifie que là on refuse de consacrer la façon dont certains.es (une minorité) se prévalent d’une position de supériorité pour parler et agir au nom des autres qui les ont élus.es, ce qui est précisément le coté pervers du principe représentatif, en lui-même.

Ludivine Bantigny souligne qu’il y a sur cette question un « clivage » entre forces alternatives. Il est « lié aux élections, le rapport à l’État dans la perspective de la prise de pouvoir ce qui pose la question des  modalités. Je voulais juste, à ce sujet, rendre compte de discussions que je trouve vraiment très virulentes avec certaines et certains membres de La France insoumise. Quand on a lancé Se Fédérer, un petit groupe d’entre eux m’a interpellée assez violemment sur un réseau social en disant que la fédération existe déjà, c’est La France insoumise ; le programme existe déjà, c’est L’Avenir en commun et que donc tout ce que l’on pourra faire qui soit différent sera une division. Alors que l’on conçoit exactement la chose de manière inverse : il existe bien sûr des projets, des organisations, des collectifs, des syndicats, des associations etc. dont La France insoumise peut faire partie, mais il ne s’agit pas d’en faire le fétiche absolu.

Annick Coupé : « Sur les questions de la représentativité, de délégation de pouvoir, on voit bien que c’est une question qui nous taraude tous, qui taraude les mouvements sociaux, les organisations politiques aussi (…). On peut effectivement faire le constat que les organisations classiques et notamment du mouvement syndical (c’est ce que je connais le plus) sont percutées par cela ; et en même temps, dans tout ce qu’il s’est passé depuis au moins une dizaine d’années sur la question des assemblées, dans les mouvements dans un certain nombre de pays dont la France, Nuits debout, les Gilets jaunes etc. on voit bien que l’on n’a pas trouvé les clefs pour dénouer cette question-là (…). Attention, les formes assemblées ne sont pas dénuées de phénomènes de domination : le sexisme, par exemple, qui est dans les organisations mais que l’on peut constater aussi dans les espaces qu’on pourrait appeler « assembléistes », ou la question des personnes racisées etc. On voit bien que cette question des dominations multiples entre en confrontation aussi avec les grilles de lecture classiques de la gauche ». Le chantier reste à ouvrir.

Henri Mermé : « Ce qui reste à discuter entre nous, c’est comment on fait aujourd’hui (…) c’est une large majorité de celles et ceux qui ont intérêt au changement qui peut en être acteurs et actrices. Mais ce n’est pas suffisant, c’est là que je sors mon mot fétiche : autogestion ». Ludivine Bantigny. « au-delà se pose un vrai débat politique parce que la question qui va se poser est celle de notre participation aux élections et, si oui, sous quelle forme… ? »

Pierre Dardot pense que « le « dépérissement » de l’État évoqué par Marx était un mot qui était assez piégeant compte tenu de la culture politique qui était celle de l’époque. Engels, dans un texte qu’il écrit en 1870 contre Bakounine et les anarchistes, faisant référence à ce que dit Saint-Simon. En fait,  les choses sont un peu plus compliquées : la notion de dépérissement pourrait donner à entendre qu’il y a un processus d’extinction naturelle de l’État à partir du moment où on change la base économique. Je serais très réticent à reprendre ce mot-là à mon compte ». Au fond, ce débat ouvre la question de comment agir pour que s’impose « la souveraineté populaire évoquée et appelle à un engager une réflexion sur le municipalisme, ou communalisme évoqué brièvement par quelques participants comme Jean Lafont : « Bookchin considère que les rapports des sociétés avec la nature sont un peu la projection sur la nature des relations sociales à l’intérieur des structures et des sociétés humaines. Le fait de travailler localement aussi à l’échelle de bios territoires est une façon de répondre aux enjeux sociaux comme aux enjeux de préservation des écosystèmes. » L’écosystème politique (Bookchin) peut-il être une piste pour nos prochains débats ?


Travail libéré et capitalisme

Le travail a profondément évolué à partir du milieu du XXe siècle. Alors qu’il était auparavant un travail d’exécution, désormais « l’extension des aspects intellectuels du travail induit la nécessité d’interpréter, de choisir, donc de prendre des initiatives et des responsabilités. Le capital est confronté à un rythme du renouvellement des connaissances qui rend très vite obsolètes les machines dans lesquelles il investit et coûte plus cher aux yeux des actionnaires que ce qu’il fallait investir il y a 40 » ans (Pierre Zarka) . Cette évolution n’est-elle pas constitutive d’une aspiration à une vraie démocratie ? On peut penser que, pour l’instant, le capital sait faire face en instaurant « un fonctionnement en équipe qui mobilise la subjectivité, mais d’une manière assez perverse » dans laquelle se mettrait en place « une sorte d’autodiscipline collective, et que, le cas échéant, [la personne] soit pointée du doigt si elle ne remplit pas les objectifs qu’elle s’est elle-même librement assignée » (Pierre Dardot). Ceci montre que l’appel à l’autonomie se conjugue d’une manière assez directe avec la réduction du.de la salariée à un capital valorisé constamment. Mais à l’inverse, est-ce que les logiques d’ubérisation et de tout ce qui dépend de normes chiffrées ne contredirait pas cet appel à l’autonomie ? « La gestion des hôpitaux depuis des années a été soumise à des normes comptables très tatillonnes, et pendant la crise du covid, on a vu que c’est en s’affranchissant de ces normes que les soignant.e.s ont réussi finalement à faire face » (Annick Coupé). La mise en concurrence généralisée des individus est un autre aspect de l’ubérisation, ce qui n’est pas sans contredire cette notion détestable de capital humain. En remettant en question cette autonomie, le capitalisme est donc difficilement capable d’y répondre pleinement, ce qui confirme la nécessité de son dépassement pour avancer vers la libération du travail.

La question des salaires et du partage de la valeur ajoutée entre travail et capital est un autre angle d’approche. À titre d’exemple, les deux mesures 9 (augmentation généralisée des salaires de 200 euros avec un minimum de 1700 euros net) et 11 (réduction de la durée du temps de travail de 35 à 32h) du Plan de sortie de crise signé par 20 organisations syndicales et associatives induisent une augmentation de plus de 20 % des salaires, ce qui dépasse les profits des sociétés de capitaux et pose la question de la transformation de ces entreprises en unités de production autogérées. Mais il est clair qu’aujourd’hui la faillite des sociétés de capitaux fait peur parce que l’emploi est au centre, notamment lorsque l’on parle de la reconversion écologique de l’économie.

ceci nous demande de renverser totalement l’approche que nous avons du salaire

Dans ses alternatives, la gauche et l’écologie politique ne seraient-elles pas sur le terrain de la défensive sur la question de l’emploi en voulant à tout prix créer des emplois (cf. la brochure Un million d’emplois pour le climat). « Si la transition écologique c’était du temps de travail en moins, ce serait génial ! Vous avez envie de bosser, vous ? Moi, pas forcément» (Benoît Borrits). Ne doit-on pas, s’inspirer du Droit à la paresse de Paul Lafargue : « à partir du moment où la mécanisation libère les individus des tâches asservissantes qui sont les leurs, que fait-on du temps qui leur est rendu ? Sa réponse était une réponse humaniste sur le savoir, la culture, les études, la recherche etc.  » ?(Gérard Mordillat).

Dès lors, ceci nous demande de renverser totalement l’approche que nous avons du salaire. Plutôt que de poser le salaire comme une contrepartie du travail commandé par des donneurs d’ordre, ne doit on pas poser le salaire comme un dû, et une fois ceci acté, poser la question de la contrepartie, cette contrepartie étant forcément une participation au travail nécessaire pour réaliser la production ? Dans le contexte où tout le monde n’a pas un emploi, ceci suppose d’activer simultanément la réduction du temps de travail (RTT) et une déconnexion du salaire avec la valeur ajoutée produite de façon à ce que toutes et tous aient la certitude de recevoir une rémunération correcte. « Pour Bernard Friot, au contraire, il faut penser un travail libéré, émancipé. Mais tout, dans une société que lui dirait  communiste, pourrait devenir travail. Peut-être est-ce un désaccord essentiellement sémantique sur la définition même du travail, mais je pense que cela débouche sur une divergence qu’il s’agit de prendre à bras-le –corps » (Ludivine Bantigny). Cela suppose en effet que le travail soit devenu tellement désirable qu’il ne serait plus nécessaire de parler de contrepartie. En sommes-nous là aujourd’hui ? Et si tel n’est pas le cas, la RTT est alors le moyen de répartir correctement le travail.

Ne doit-on pas comme Gérard Mordillat et Bertrand Rothé l’avaient fait dans la série Travail, salaire, profit, opérer un distinguo clair « entre la notion de “travail” qui porte en elle une part de de création, d’initiative individuelle, de satisfaction de faire quelque chose, et “l’emploi” qui est la répétition d’un protocole imposé » (Gérard Mordillat). ? Dans un tel cas, la RTT porterait alors sur la notion stricte de l’emploi auquel on doit répondre comme contrepartie du salaire.

Dès lors deux questions peuvent se poser. « Réduire le temps de travail ne doit pas nous faire renoncer à émanciper le travail lui-même » (Sylvie Larue).  Ceci passe d’office par l’organisation du travail par les intéressé.es eux-mêmes, ce qui répond à nos interrogations sur l’impossibilité du capital de répondre à l’aspiration à l’autonomie mais aussi par l’intégration « dans le temps de travail lui-même de nouvelles activités, sportives, culturelles, politiques, associatives, et pourquoi pas les activités des aidants familiaux » (Sylvie Larue). La seconde question porte sur les activités qui ne sont pas comptabilisées en temps de travail et qui pourtant participent autant à l’épanouissement personnel qu’à la production proprement dite : « un professeur de lettres qui va un dimanche après-midi au théâtre, il se détend ou il travaille ? » (Pierre Zarka). Si le travail contraint – et avec lui, la notion d’emploi – n’est pas appelé à disparaître du jour au lendemain, il n’en reste pas moins vrai que le travail libéré émerge réellement dans notre société et justifie que le salaire ne soit que très partiellement le reflet de la valeur ajoutée produite afin de s’émanciper des strictes relations marchandes. 


Rapports de force

A partir du moment où le consensus s’établit sur l’idée que nous n’obtiendrons rien sans la remise en cause du système capitaliste, sans même de sortie du système capitaliste, est-ce qu’il n’y a pas quelque chose de désespérant dans la conscience que le rapport de force à construire est immense et hors de notre portée?

” Être sur l’alternative paradoxalement, élargit le terrain et les rencontres possibles.”

Pour Annick Coupé, pas de raccourci possible, « il est important de se dire qu’il n’y aura pas d’alternative (dans le cadre du capitalisme), même si on en aurait besoin compte tenu de la gravité de la situation, de la crise, de ceux qui sont à l’offensive en face de nous, de la stratégie du choc qu’ils sont en train de mettre en œuvre pour ne rien changer, et même aggraver les choses ».

Selon Gérard Mordillat « l’affrontement est inéluctable (…). Il faut être tout simplement prêt à se battre et peut-être même à s’affronter physiquement dans les rues, parce que cela va se jouer ainsi, et pas à coup de déclarations, ou de manifestes.(…) Nous sommes réellement dans le principe même de la lutte des classes, voire dans la guerre des classes, comme l’ont révélé aussi bien les manifestations contre les modifications du droit du travail et contre la soi-disant réforme des retraites, que l’ensemble des protestations des Gilets jaunes et tout ce que l’on voit naître depuis quelques jours contre le racisme et la xénophobie. Tout cela participe d’un même mouvement, qui doit être le plus puissant possible pour, par la force, imposer une transformation ».

Guerre des classes mais aussi affrontement avec l’État. Jean Laffont précise qu’il faut « dénoncer les institutions du capitalisme et notamment celles de l’État de haut en bas, pour montrer leur véritable nature ».  Pour Pierre Dardot  il y a « un affrontement avec l’État » qui est « inévitable » et pour Catherine Destom-Bottin, « nous contribuerions à changer le rapport de force en construisant davantage d’outils utiles aux luttes pour changer l’état. Sans un état profondément modifié il n’y a pas de progrès démocratique, il n’y a pas progrès des égalités, il n’y a pas d’installation pérenne de la casse des dominations ».

Pour inverser le rapport de force, être dans la résistance ne suffit plus.

Pour Pierre Zarka « quand on dit non, on est sur la défensive, dès le départ. C’est l’autre qui prend l’initiative. On l’a vu par exemple sur la réforme des retraites. C’est un peu le tour des autres de devoir dire non, ce qui supposerait que le mouvement populaire se gagne, se construise progressivement autour de propositions alternatives.

Cela modifie le rapport de force : quand on dit non, on se sent menacé et vulnérable ; quand on est porteur d’initiatives et de propositions, on se sent fort et on pense qu’on a entre les mains les clefs du devenir de la société. Or, il y a une majorité de gens qui disent que le capitalisme c’est dégueulasse mais qu’il est plus fort. C’est à ce « mais il est plus fort » qu’il faut s’attaquer, de manière très concrète, à travers des questions précises. Le programme du CNR, c’est quoi ? Ce sont des femmes et des hommes qui se substituent à la trahison de l’État, à la faillite de l’armée, et qui se considèrent aptes à penser la société. C’est un sacré signe de force dans le rapport de force et cela modifie beaucoup de choses ».

Mais quel  chemin construire entre immédiateté et visée ? Car pour Annick Coupé si « la question de l’articulation des résistances et des alternatives est décisive (…) il faut se confronter aux contradictions telles qu’elles sont posées dans l’instant présent, c’est à cela qu’il faut essayer de répondre si on veut ré-ouvrir de l’imaginaire de transformation anticapitaliste porté par le plus grand nombre. C’est aussi de nature à surmonter les hésitations, les peurs, les inquiétudes et le fait de se dire que l’on ne va pas y arriver ».

Jean Lafont propose d’élargir « le champ des personnes qui participent aux mouvements, en renforçant l’auto-émancipation des mouvements.  Élargir le champ c’est par exemple sur les soins, faire le lien entre les soins et la bonne santé, ce qui n’est pas tout à fait la même chose ».

Des pratiques militantes d’auto-organisation contribuent à dépasser la simple position de refus. Selon Sylvie Larue,  « on sort d’une simple position de réclamation vis à vis des pouvoirs, on s’inscrit dans le faire, mais avec cette difficulté de s’enfermer sur des pratiques locales, sans penser les changements plus globaux ». Pour Pierre Dardot « les expérimentations ont une puissance de figuration, ici et maintenant, de ce que peut être une société libérée de ce que l’on connaît ».

Peut-on faire construire un rapport de force suffisant  dans un seul pays pour changer la société? Selon Pierre Zarka qui a longtemps pensé que c’était possible… « ce qu’il se passe dans « un » pays peut faire tâche d’huile et devenir levier dans d’autres, on le voit avec les dernières manifs aux États-Unis. Or, il est plus facile de faire converger à partir de la mise en cause du système qu’à partir de particularités qui sont très ponctuelles et qui ne seront pas vécues de la même manière. On le voit bien dans difficulté qu’ont les organisations syndicales, même au niveau européen, à faire des convergences avec d’autres pays ».

« Être sur l’alternative, paradoxalement, élargit le terrain et les rencontres possibles. »

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1 réflexion sur “Dialoguons, suite”

  1. Fréret Thierry

    Anticapitaliste, anticapitaliste… et cela va duré longtemps de crier cela tout le temps… qui aujourd’hui se dit Pro-capitaliste (d’ailleurs je vois que le mot tout attaché n’existe pas mais anticapitaliste oui… comme une nécessité, une utilité…)?
    Redéfinissons quelques volontés
    Oui à l’entraide: Non à l’emploi.
    Oui à un métier, à la liberté à la responsabilité: Non à la soumission salariale.
    Anticapitaliste, anticapitaliste… oui cela peut duré longtemps.

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