Notes d'actu.

Notre récit d’un monde en mouvement.

Traçage

L’évocation de « 1984 » et de « Big Brother » est devenue un lieu commun. Nous vivons dans une société de surveillance. On laisse des traces lorsque l’on navigue sur Internet, lorsque l’on se déplace dans le métro, lorsque l’on consulte son médecin, lorsque l’on retire de l’argent à la banque, lorsque l’on intervient sur les réseaux sociaux, lorsque l’on utilise son smartphone ou son GPS (et même quand on le laisse éteint). Si toutes ces traces étaient mises bout à bout, c’est un tableau complet de notre emploi du temps, de nos allées et venues, de nos rencontres, de nos opinions, de notre vie intime qui pourrait être brossé. Bien sûr, trop d’informations tue l’information, et celles que nous voudrions garder pour nous peuvent être noyées au milieu de millions d’autres. Mais des algorithmes de plus en plus puissants permettent de traiter des données de plus en plus nombreuses, rendant potentiellement transparent le panoptique social. Cela ne suffit pas à dénoncer les techniques ainsi mises en œuvre. Leur utilisation répond aussi à des fonctions utiles, et parfois nécessaires à la vie sociale. Il serait vain de prétendre revenir à un mythique XIXe siècle prolongé. La question n’est pas tant de faire disparaître les moyens modernes de communication et d’informations que de savoir comment il est possible de contourner le piège totalitaire qu’elles autorisent.

C’est dans ce contexte qu’une pandémie d’ampleur historique conduisant au confinement de la moitié de l’humanité pose la question du « traçage » épidémiologique, par des applications destinées à identifier les occasions de contaminations et à prendre les mesures de sécurité qui s’ensuivent. Le bénéfice sanitaire d’un tel traçage tombe sous le sens. Son danger pour les libertés publiques aussi. On retrouve ici le vieux dilemme, entre « sécurité » et « liberté », qu’il est rare de penser autrement qu’en termes de renoncement : à quelle part de sécurité faudrait-il renoncer au nom de la liberté, à quelle part de liberté au nom de la sécurité ? Ainsi posée, la question se heurterait à la classique affirmation qu’il ne saurait y avoir de véritable liberté dans l’insécurité et qu’il faudrait renoncer à une part de l’une pour éviter d’être dévoré-e-s par l’autre.

Pourtant, la sécurité n’est ici au prix de la liberté que parce qu’il existe des pouvoirs incontrôlables qui peuvent utiliser les données produites par la technique. On peut ainsi retourner la question en mettant en son centre celle du contrôle démocratique des moyens de traitement de l’information, qui se trouvent aujourd’hui entre les mains de puissances privées ou d’un État séparé de la société et se donnant pour tâche, non de l’organiser mais de la tenir à distance. Ainsi, tant du point de vue économique que social, ce qui rend le « traçage » insupportable est d’abord politique. Et c’est dans l’action politique – dans la révolution – que se trouve la seule solution de notre dilemme.

Laurent Levy

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