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Sauver l’économie capitaliste ou sauver la planète ?

La crise sanitaire a imposé le confinement de la population qui induit une chute spectaculaire de la production. Les États multiplient les mesures de soutien aux entreprises pour éviter les faillites en cascade. Pour quelle finalité ? Relancer le capitalisme ou mettre en place une démocratie économique qui nous permettra de sauver la planète ?

Ce texte est extrait du blog de notre collaborateur Benoît Borrits : economie.org


Cette pandémie, dont on ne connaît pas encore le dénouement, a ceci d’extraordinaire qu’elle réalise ce que tout le monde savait. Le confinement et les ruptures de chaînes d’approvisionnement provoquent une baisse brutale de la production. Voilà que nous découvrons avec cette récession que Venise retrouve ses eaux claires et ses poissons, que les émissions de gaz à effet de serre ont été réduites de 25 % en Chine au début de l’année1), que l’air devient plus respirable. Il est terrible d’avoir attendu cette crise sanitaire et cette succession dramatique de décès pour prendre conscience de ces évidences. Et voilà que pullule sur Internet des appels à changer radicalement de vie à l’issue de cette épidémie. D’autres se demandent même si cette pandémie n’est pas une bénédiction pour la planète. Peut-être… à condition de stopper définitivement ce que les anglo-saxons appellent le Business as usual2).

Quelle économie nos gouvernements tentent-ils de sauver ?

Les conséquences de ces confinements aux quatre coins de la terre est une chute sans précédent de la production. Les calculettes des économistes sont en ébullition. La Deutsche Bank prévoit une baisse du PIB réel au deuxième trimestre de 24 % (taux annualisé ajusté des variations saisonnières) dans la zone euro dont 28 % en Allemagne. En Chine, cette même banque estime que « la baisse sans précédent de l’activité en janvier-février » devrait mener à une chute du PIB du premier trimestre de 5 % en glissement annuel (-9 % entre deux trimestres)3). Que va-t-il maintenant se passer aux Etats-Unis et dans le reste du monde ? Il est bien sûr difficile de dire ce qu’il en sera pour l’ensemble de l’année puisque nous ne connaissons évidemment pas le scénario de sortie de la pandémie.

« Sauver l’économie » : tel le mot d’ordre des gouvernements et organismes financiers internationaux. En France, le gouvernement a mis sur la table 45 milliards de soutien à la trésorerie des entreprises : suspension de 21 milliards de cotisations sociales, 12 milliards de report d’impôts sur les sociétés, 8 milliards de chômage partiel pour deux mois, 2 milliards pour les arrêts de travail, 1 milliard de taxe sur les salaires et 1 milliard pour le fonds de solidarité pour les indépendants. Par ailleurs, afin que les banques puissent accorder des crédits de trésorerie aux entreprises, l’État garantit les prêts à hauteur de 90 % pour un montant de 300 milliards d’euros. Enfin, devant la faillite évidente de certains secteurs économiques – immédiatement, les compagnies aériennes mais peut-être demain des banques ou des constructeurs automobiles – l’État laisse ouverte la possibilité de devenir majoritaire dans ces entreprises en les recapitalisant à bon compte car elles ne valent plus grand-chose.

Pour financer ces dépenses, l’État va devoir se financer sur les marchés et ceux-ci ne prêtaient déjà plus aux conditions d’hier. Alors que le taux de l’emprunt français à 10 ans était d’environ -0,5 %, le voici qui est repassé positif à 0,21 %. Le taux italien est brusquement monté de 1 % à 2,25 %. C’est pour éviter de retomber dans les pattes des marchés financiers et maintenir les taux d’intérêt que la BCE achète massivement les emprunts des États de la zone euro. Dans la nuit du 18 au 19 mars, elle a rajouté 750 milliards aux 300 milliards déjà alloués, soit un total de 1050 milliards d’euros.

Tout est mis en place pour qu’à l’issue de cette crise sanitaire, l’économie reparte comme avant. La consommation qui n’aura pas été réalisée durant la période de confinement sera partiellement rattrapée. Il en restera une récession à éponger mais il est écrit que l’économie doit repartir comme avant avec son lot de pollution, ses émissions incontrôlables de gaz à effet de serre, le mal-être généralisé de la population partagée entre stress permanent dans un travail dont nous ne comprenons pas toujours les finalités et l’angoisse du chômage et de la précarité, le tout masqué sous les chiffres mirifiques d’une croissance retrouvée.

Et si nous refusions ce scénario ?

Ce scénario d’une relance de l’économie est un injure à la planète, une planète qui souffle enfin un peu, hélas au prix des milliers de morts de cette pandémie. Et si nous refusions cette course à toujours plus de consommation ? Moins de consommation, c’est globalement moins de travail et plus de temps libre pour s’occuper de soi et des autres. Si le temps de travail moyen des individus avait été réduit, les personnels de santé auraient été largement plus nombreux et auraient pu mieux faire face à cette pandémie par augmentation ponctuelle de ce temps de travail. Elles et ils se plaignaient depuis des années d’être au taquet et voilà que notre gouvernement découvre avec stupeur que les effectifs ne sont pas suffisants !

Réduire sa consommation peut se faire en augmentant sa qualité de vie et sans réduire les bienfaits de la consommation passée. Si nous contrôlions désormais les entreprises, elles pourraient cesser la pratique de l’obsolescence programmée, cette pratique qui consiste à produire des équipements non durables pour nous obliger à en racheter au plus vite. Et si nous partagions entre nous des équipements que nous n’utilisons que de temps en temps ?

Et ces emballages que produit l’industrie agroalimentaire ? Le capitalisme vert défend le recyclage car il s’agit d’une activité source de profits… et de nouvelles émissions de gaz à effet de serre. Pourquoi ne pas utiliser des emballages pérennes et réutilisables et acheter en vrac ? Ce sont des pans entiers de l’activité agro-alimentaire qui vont disparaître, des kilomètres de transports de camions en moins. Moins de travail, moins d’émissions de CO2, et du temps libre pour redécouvrir le plaisir de cuisiner en famille ou entre ami.es.

Moins de transports routiers n’interdit nullement les déplacements individuels. Le XXe siècle a permis la découverte des vacances et le développement des voyages, l’occasion de découvrir de nouveaux horizons et d’autres cultures. De nombreuses compagnies aériennes vont être nationalisées. Est-ce pour les relancer et les reprivatiser demain ? Récemment, de nombreux suédois se sont insurgés contre les voyages en avion et acceptent d’aller à l’autre bout de l’Europe en train : flygskam, la honte de l’avion comme ils disent. Ils ont raison. Au moment de la « réforme » de la SNCF, il a été posé comme dogme que le trafic ferroviaire devait être concurrentiel en terme de coût face aux trafics routier et aérien, alors qu’il devrait être privilégié parce qu’écologiquement efficace. Ne serait-il pas temps de penser la constitution d’un service public européen du transport longue distance qui combinerait trains, avions et bateaux dans une logique tarifaire qui correspond à nos enjeux climatiques ? Subventions pour le train et les bateaux, forte dissuasion tarifaire pour l’avion ou absence de vol pour les destinations courtes ?

Il existe bien d’autres exemples de ce que nous pourrions faire pour imaginer une société plus respectueuse de l’environnement, une société qui garantirait à nos enfants, petits-enfants et descendance un avenir…

Les gouvernements au service du capitalisme

Mais cela suppose de rompre définitivement avec le capitalisme, cette économie dans laquelle les sociétés de capitaux sont hégémoniques. Il s’agit d’entreprises qui ont été initiées par des individus qui ont apporté des capitaux dans l’espoir d’en gagner plus. Comme ils les ont apportés sans garantie de rémunération contractuelle, ils bénéficient à ce titre de l’exclusivité de commandement sur l’entreprise. On nous parle de démocratie, mais dès qu’un.e salarié.e franchit les portes de l’entreprise, il n’a alors plus son mot à dire et doit obéir à une direction qu’il n’a jamais choisie. Ce rapport de subordination est un rapport de soumission aux détenteurs de capitaux qui se révèle attentatoire à l’idée d’égalité des femmes et des hommes en dignité. Il en est de même des usagers et consommateurs qui n’ont aucun droit de regard sur la façon dont sont produits les biens et services qu’ils achètent. Pire, voilà des années que les gouvernements sont à leur service pour les inciter à investir, à créer des emplois sans que cela ait permis de résorber le chômage et encore moins la précarité. La transition écologique de nos économies impose des transferts massifs d’emplois sur fond de diminution du temps de travail avec pour objectif de fournir à toutes et à tous un emploi stable et correctement rémunéré : une impossibilité dans nos économies capitalistes contemporaines.

Si on détaille les mesures Macron, presque toutes sont au service du maintien des sociétés de capitaux. Commençons par le report pouvant ouvrir à l’exonération des cotisations sociales pour 21 milliards d’euros. Soyons clair, ces cotisations sociales sont du salaire. Du salaire qui sera versé au salarié lorsqu’il en aura besoin (congé maladie, retraite, chômage…) mais aussi celui des personnels de la santé publique. Lorsqu’une société de capitaux ne verse pas ses cotisations sociales, ses actionnaires ont failli à leurs obligations. Si pour éviter les faillites, l’État les exonère, ceci signifie tout simplement que l’État, donc au final l’ensemble des citoyen.nes, payent pour le maintien au pouvoir de ces actionnaires. Il en sera de même pour le chômage partiel (8 milliards) dont seule une petite partie est prise en charge par l’Unédic. À cet égard, les syndicats sont totalement fondés à réclamer à l’égard des sociétés de capitaux une compensation à 100 % du salaire en cas de chômage technique. Une chose reste certaine : lorsque ces sociétés de capitaux sont dans l’incapacité de payer les salaires et les cotisations sociales, c’est qu’elles ont failli, c’est que les actionnaires n’ont plus aucune légitimité pour diriger l’entreprise. Si demain, une partie de ces reports se transformeront en annulation – et nous n’en connaissons pas à ce jour l’ampleur – ce sont alors l’ensemble des citoyen.nes et contribuables qui paieront pour maintenir en place ces actionnaires et derrière cela, une économie tournée non pas vers les besoins humains mais vers la valorisation du capital.

La société de capitaux contre l’entreprise

Lorsque les gouvernements parlent d’économie, ils en parlent comme s’il n’en existait qu’une seule. Or c’est bien l’économie actuelle – capitaliste – qu’ils cherchent à protéger. La notion d’entreprise est ici au cœur de la confusion et c’est ici que réside une grande supercherie : celle de la confusion entre une entreprise et une société de capitaux4).

Une entreprise, c’est avant toute chose un collectif de travailleur.ses qui, ensemble et de façon coordonnée, réalisent une production. La société de capitaux est une forme juridique d’entreprise dans laquelle des actionnaires/associés apportent un capital dans le but de le valoriser et, en contrepartie de cet apport, dirigent l’entreprise. Les travailleur.ses de l’entreprise sont alors en position subordonnée, c’est-à-dire qu’ils doivent obéir aux ordres d’une direction nommée par les actionnaires. Une entreprise réalise une valeur ajoutée : schématiquement, c’est la valeur qui est réalisée par les salarié.es de l’entreprise qui correspond aux ventes (ou à la valeur de la production) moins les achats et l’usure des équipements de l’entreprise ; c’est la valeur que les salarié.es « ajoutent » par leur travail à ces achats et à l’usure des équipements. Si on met à part les impôts, la société de capitaux fait que seule une partie de cette valeur ajoutée est appropriée par les travailleur.ses sous la forme de salaires (nets et cotisations sociales). L’autre partie forme le profit que s’approprient les actionnaires. Si la valeur ajoutée de l’entreprise baisse brutalement, alors les profits disparaissent et si la trésorerie de la société de capitaux est insuffisante, elle est en situation de faillite puisqu’elle ne peut assurer les salaires et/ou le paiement des fournisseurs.

Sur le fond, la faillite d’une société de capitaux ne doit nullement signifier la fin de l’entreprise et c’est exactement ce qu’il nous faut changer aujourd’hui. Supposons qu’une société de capitaux ait augmenté les salaires d’une façon déraisonnable au point où elle est dans l’impossibilité de sortir des bénéfices, qu’elle ne puisse pas vraiment licencier car elle a besoin de tout le monde et que les conditions sociales du moment font qu’il lui est impossible d’embaucher à moins cher. Soyons clair, c’est à la fois une bonne nouvelle pour les salarié.es et la faillite programmée de la société de capitaux. Mais économiquement, l’entreprise reste saine à la condition que les salariés acceptent de baisser leur salaire pour arriver à l’équilibre, ce qu’ils feront car ils tiennent à leur emploi et à cette entreprise qu’ils dirigeront désormais et dont ils bénéficieront de la totalité de la valeur ajoutée. Cette absence conjoncturelle de profit au niveau macroéconomique – ensemble des sociétés de capitaux – provoquée par la baisse actuelle de la valeur ajoutée suite au confinement est une situation analogue. Elle est, de prime abord, une moins bonne nouvelle pour les salarié.es, mais correspond sans doute aux aspirations écologiques que nous avons décrites précédemment. En tout état de cause, une baisse de salaires est injustifiable si elle ne s’accompagne pas de la maîtrise totale de la valeur ajoutée par les salarié.es et donc l’éviction des actionnaires.

Une autre économie est urgente

Il y a, dès lors, une autre approche que celle du gouvernement. Une approche qui consiste à transformer les entreprises de sociétés de capitaux en unités de production autogérées. Toutes les entreprises ne sont pas égales face à la crise. Si les compagnies aériennes et les constructeurs automobiles, entre autres, souffrent totalement de la situation, il n’en est pas de même des Amazon ou des Big pharma. Il est surréaliste que ces dernières aient le droit de suspendre le paiement des cotisations sociales. Au contraire, il aurait fallu mettre en place un système de péréquation entre entreprises des flux de trésorerie : que les entreprises à forte valeur ajoutée par salarié.e transfèrent des liquidités à celles qui souffrent de façon à permettre à ces dernières le paiement des salaires et cotisations sociales. Dans un contexte de baisse généralisée de la production avec partage des flux de trésorerie entre les entreprises en fonction du nombre de travailleur.ses, ceci pourrait avoir comme effet de mettre en défaut plus de sociétés de capitaux, voire la totalité. Et alors ? N’est-ce pas la définition même d’une sortie du capitalisme ? N’est-ce pas ce dont on a besoin aujourd’hui pour sauver la planète ? N’est-ce pas une bonne nouvelle ?

Mais la faillite des sociétés de capitaux ne doit pas signifier la fin l’entreprise pourvu que l’on change de cadre juridique et que celle-ci, en tant que collectif de travailleur.ses, soit reconnue juridiquement pour prendre la suite de la société de capitaux. Bien sûr, les salaires antérieurs ne pourront pas être intégralement respectés dans le contexte de chute brutale de la production. Mais la contrepartie est que les salarié.es contrôleront désormais l’économie et le mécanisme de péréquation de la richesse disponible placé à un niveau significatif permettra que tout.e salarié.e se voit garantir de quoi vivre correctement.

Les salarié.es aspirent-ils/elles à prendre la gestion de leur entreprise ? Si les salarié.es n’ont pas réellement exprimé le désir de gérer leur entreprise en tant que telle, ne souffrent-ils pas tous les jours de décisions qui leur sont imposées et contre lesquelles ils et elles renâclent quand ils ne sont pas obligé.es de s’y opposer ? Sont-ils/elles prêts à diriger leur entreprise ? L’existence même du mouvement des Scop nous montre que, loin d’être un handicap, une gestion par les salarié.es est un atout ce qu’elles affirment fièrement dans leur slogan « la démocratie nous réussit ». Et pourquoi cela ne serait pas praticable dans de grandes sociétés ? Quelle personne sérieuse peut prétendre que les salarié.es qui connaissent leur activité ne seraient pas à même de débattre et d’élire une direction qui correspond à leurs aspirations alors que des actionnaires, qui eux ne participent pas à l’activité, seraient mieux fondés à le faire ?

Il s’agit bien ici de sauver l’économie, une économie démocratique dans laquelle usagers et salarié.es définiront ensemble ce qu’il faut produire, et non plus une économie capitaliste dont le profit est l’aiguillon de l’orientation de celle-ci avec tous les ravages sociaux et écologiques qu’elle a produit. En proclamant l’avènement de l’entreprise démocratique en lieu et place de la société de capitaux, nous évitons justement les faillites : il est important que les échanges commerciaux entre entreprises et entre consommateurs et entreprises se maintiennent. Les travailleurs indépendants, les entrepreneurs qui ont mis leur argent dans leur entreprise seront de facto protégés par cette péréquation qui leur apportera des revenus même en cas d’inactivité. Les entrepreneurs risquent de perdre leur pouvoir exclusif dans l’entreprise ? Ils devront désormais le partager avec les salarié.es mais en contrepartie, ils devront être dégagés des cautions bancaires qu’ils ont souvent signées pour garantir les prêts auprès de leurs banques. Ces banques dans lesquelles le pouvoir devra échoir aux salarié.es et aux clients devront désormais fonctionner dans le cadre d’un système financier socialisé qui financera la totalité des actifs des entreprises.

Vaste programme ? Il est malheureux que les forces écologistes et de gauche se soient si souvent tenues à l’écart d’une discussion sur une économie alternative non capitaliste, objectif jugé trop lointain alors qu’il est aujourd’hui à notre portée. Il est urgent dans les prochaines semaines d’élaborer sur cette économie alternative, ne serait-ce que si demain, à la sortie du confinement, un vaste mouvement social s’exprime contre les politiques menées dans le passé, ce qui est tout sauf une hypothèse hasardeuse. C’est dans les grandes secousses de l’histoire que les changements deviennent possibles et il nous faut être prêts. Si les décisions de nos gouvernements autour du mot d’ordre « sauver l’économie » suscitent hélas peu de discussions à gauche et chez les écologistes, posons-nous au moins la question de savoir quelle économie nos gouvernements sont en train de sauver et exigeons que jamais l’État n’abandonne définitivement une remise de cotisations sociales à une société de capitaux sans que le pouvoir ne soit remis aux salarié.es de l’entreprise.

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