Culture.

PArce qu’on ne peut pas s’émanciper sans aile !


L’anticapitalisme dans le polar.

Dans Au revoir là-haut et Couleurs de l’incendie, Pierre Lemaître offre d’abord l’histoire d’une grande famille entre les deux guerres, entièrement guidée par l’argent et le pouvoir qu’il donne.

On y rencontre un père qui a un compte en banque à la place du cœur. Un fils revenu défiguré de 14-18 qui se lance dans une escroquerie aux monuments aux morts. Sa sœur dont les rêves s’enlisent dans la normalité de son milieu. 

Mais c’est avec Cadres Noirs que l’auteur donne la dimension de son anticapitalisme. Satire féroce d’un management d’entreprise, roué, brutal, détruisant méthodiquement un cadre quinquagénaire en quête désespérée d’emploi par nécessité et pour ne pas décevoir sa femme. Ce récit construit comme un thriller ne relève pas du fait divers mais constitue un violent réquisitoire contre un système bien établi. Il nous fait suivre le processus de désespoir, de violence et d’autodestruction qu’il génère. On ne peut s’empêcher de penser au procès de dirigeants de France Télécom. De la littérature comme un immense cri d’indignation. Pierre Lemaître ne nous épargne pas : on ne doit pas supporter l’insupportable.

Dans Condor de Caryl Férey, on découvre une enquête menée au Chili longtemps après la chute de Pinochet. Longtemps ? On n’en a pas l’impression. Deux enquêteurs, une étudiante d’origine Mapuche (occupants originels de la région encore aujourd’hui spoliés, méprisés) et un fils de bourgeois en rupture avec son milieu qui se désigne lui-même comme avocat des causes perdues.  Ils se heurtent à des policiers, des bourgeois, des malfrats qui ont participé et bénéficié de l’ère Pinochet. Si l’auteur ne rend pas équivalents tous les régimes politiques, la brutalité et l’arbitraire demeurent un trait constant du capitalisme. Brecht disait après la chute du nazisme qu’il est encore fécond le ventre de la bête immonde. La désillusion revient dans les deux romans, l’après fascisme n’apporte pas la satisfaction que l’on aurait pu attendre.

La dimension systémique est encore plus appuyée dans Mapuche : crise économique en Argentine due aux spéculateurs, au FMI ; la sauvagerie de la dictature y est décrite crûment : rapts, tortures, assassinats, enlèvements d’enfants. Les factieux ont bénéficié des conseils d’anciens nazis ou de l’OAS et de la « neutralité » du monde occidental, France comprise. Le Mondial de foot en 78 est dans le décor. La plupart des anciens tortionnaires ont été « oubliés » par la justice. Nombre d’entre eux, gangsters, policiers et aussi hommes d’affaires qui en ont profité sont encore en relations. En face, un univers peuplé d’êtres relégués à l’inexistence : SDF, filles poussées à se prostituer, gamins des rues, travestis et les Mapuches que les argentins ont éradiqué par la « conquête désert », expression voulant dire qu’il n’y avait personne sur place. Le néolibéralisme, terme revendiqué par l’écrivain, offre une certaine continuité entre l’avant, pendant et l’après-putsch.

Cadres noirs, Condor, Mapuche, la violence du propos dénonce une civilisation fondée sur la négation d’existences.

Pierre Zarka

  • Au revoir là-haut, Pierre Lemaitre, ED Albin Michel, 2013, 576 pages
  • Couleurs de l’incendie, Pierre Lemaitre, ED Albin Michel, 2018, 544 pages
  • Cadres noirs, Pierre Lemaitre, ED Calman Lévy 2010, 352 pages
  • Condor, Caryl Férey, ED Gallimard,  2016, 416 pages
  • Mapuche, Caryl Férey, ED Gallimard,  2012, 464 pages
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