Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

Horizon, projet, utopie concrète : Le « déjà là » et le « jamais vu »

Démocratie et organisations.

Cerises et ses partenaires du réseau Se fédérer pour l’émancipation poursuivent leur réflexion sur la démocratie. Après la crise de la démocratie représentative (voir Cerises février 2019), et les conditions à créer pour un véritable exercice de la démocratie (voir Cerises avril 2019), et dans le cadre d’une nouvelle séance de travail, nous avons interrogé l’articulation entre aspirations individuelles et agir collectif. Agir collectivement suppose une culture commune. Du « déjà là » au « jamais vu », comment remettre du carburant dans le moteur des mobilisations ? Et quid alors des organisations révolutionnaires ? La crise de la politique traditionnelle, de ses organisations et des tentatives diverses en ce domaine en font une question d’actualité. Dans le dossier de ce numéro, quelques échanges lors de notre séance du 11 mai dernier. Outre, ci-dessous, Le “déjà là” et le “jamais vu”, voir aussi Le “Je” et le “Nous” et Quid de l’organisation révolutionnaire.

Nous partageons ensemble une culture commune qui se nourrit de toutes les conquêtes sociales et démocratiques passées et nous permet de nous projeter dans un futur désirable. C’est ce qui donne sens à notre action. Cette culture commune aujourd’hui ne fait plus rêver .

Des promesses aux actes

Pierre Cours-Salies considère qu’il est utile de s’appuyer sur les textes qui cristallisent les avancées démocratiques, définissent des droits fondamentaux et organisent nos sociétés. Il cite  la Déclaration de l’ONU de 1948, la déclaration de Philadelphie de l’OIT en 1944( « le travail n’est pas une marchandise »), le préambule de la constitution de la 4ème et la 5ème République qui rappelle  les droits inscrits dans la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789.

Déclaration de l’OIT en 1944 : « le travail n’est pas une marchandise »

Benoit Borrits développe en explicitant le lien entre constitution et projet politique : « Les droits fondamentaux sont la composante fondatrice d’une constitution élaborée en préalable aux mécanismes constitutionnels qui décrivent les modalités de la délibération. Ils définissent les droits de chacune et de chacun et les délibérations politiques ne peuvent en aucun cas être contradictoires à ces droits, sauf à procéder à une refondation constitutionnelle. De ce point de vue, une constitution n’a jamais de caractère intangible et porte toujours la marque d’un projet politique. L’apparition de ces chartes des droits fondamentaux est un progrès social et humain considérable qui rompt avec l’absolutisme féodal ou royal. »

Mais pour Jean Claude Mamet, les droits inscrits dans les textes sont loin d’être une réalité ; cependant ils nourrissent en permanence les luttes :  « Nous proclamons des droits, mais pour cela il faut détruire un cadre normatif préexistant. Ces droits ont une ambiguïté, ce sont des promesses humaines, parce qu’il y a un besoin d’humanité contre l’ordre existant, un besoin d’égalité et de solidarité.  On proclame la liberté, la solidarité, l’égalité, mais cela reste à accomplir dans le champ de la lutte des classes ».

Catherine Samary partage l’idée de s’appuyer sur les Chartes et Déclarations de droits universels de l’après Seconde guerre mondiale marqués par des rapports de forces internationaux plus favorables : « Dans le contexte mondialisé faisant suite aux crises multidimensionnelles des années 1970, la contre-offensive dite néolibérale, radicalisée par le basculement de 1989, se traduit par une destruction de tous les droits sociaux et protections collectives acquis dans la phase antérieure et marqués par la confrontation de systèmes : quelles qu’aient été les limites des droits acquis, il s’agissait de conquêtes reconnues comme légitimes. Il est important de s’appuyer aujourd’hui sur la légitimité des droits reconnus dans le passé pour les retourner contre le capitalisme qui les détruit : le capitalisme depuis les années 1980 détruit ce qui avait été une certaine extension des droits (et services publics) qui était autrefois pour lui un moyen (réformiste) pour contrer les dynamiques révolutionnaires. La défense et l’extension de ces droits et services légitimes est donc devenue subversive, anti-capitaliste ».

Conquérir des droits nouveaux

Elle poursuit : « Cela n’implique pas de s’y limiter : on peut et doit évidemment aujourd’hui y incorporer pleinement des exigences plus radicales émanant des grands mouvements émancipateurs – notamment contre toutes les oppressions croisées (sociales, nationales, de genre, racistes, LGBT, etc) et pour le droit d’autodétermination des peuples colonisés ».

Benoit Borrits aussi  propose de définir des droits nouveaux.  « Face au droit de propriété reconnu à tout.e citoyen.ne, ne devrions-nous pas nous battre aujourd’hui pour l’interdiction de la propriété dominante, c’est-à-dire d’une propriété dont nous n’aurions pas l’usage ? Ainsi, il deviendrait impossible d’être propriétaire ou copropriétaire d’une entreprise dans laquelle on ne travaille pas. De même, il serait impossible de détenir un logement que nous n’occuperions pas et que nous louerions à d’autres. Ce serait assurément une avancée fondamentale vers plus d’émancipation pour toutes et tous qui ouvrirait la voie à la démocratie dans la production et le logement. Un droit de propriété absolu serait tellement envahissant qu’il n’existe pas : le droit de propriété est déjà limité dans nos constitutions. Ce n’est pas parce que je suis propriétaire d’un terrain que je peux construire ce que je veux. Ce n’est pas parce que je suis propriétaire d’une entreprise que je peux polluer l’environnement… Cette interdiction de la propriété dominante est donc un combat qui s’inscrit dans la suite logique de ce qui existe déjà et qui constitue un facteur de progrès. L’interdiction de la propriété dominante, c’est bien plus qu’une mesure prise au détour d’un référendum. Cette évolution des droits fondamentaux répond donc à un projet de société qui se dessine et qu’il nous faut anticiper et préparer ». 

Projet politique et rapport de force  

Pour Patrick Silberstein, ce qui paraît matière à discussion est l’idée que ce qui est possible, est indépendant du rapport de forces. « Le rapport de forces politique entre les classes, le rapport de forces à l’échelle internationale, pèsent évidemment ; loin de moi cette idée que l’on se fout du rapport de force. Mais ce qui est possible aux yeux des masses, ou de secteur du mouvement des masses, n’est pas lié au rapport de forces, même si ce rapport va interférer dans le processus ».

ce qui est possible, est indépendant du rapport de forces

Il développe plusieurs  exemples : « Quand le mouvement des droits civiques se déclenche aux USA au tout début des années 60, où il annonce d’une certaine manière les années 60, le rapport de forces est extrêmement dégradé aux USA, le rapport de forces est extrêmement dégradé à l’échelle internationale avec la guerre du Vietnam, mais à ce moment là les masses noires se disent que ce n’est plus possible, parce ce que c’est injuste, parce qu’une autre société est possible, parce que le droit de vote est possible, parce que le fait  d’aller dans des écoles intégrées est possible, parce la société le permet. Et à partir de ce moment-là, il y a ce formidable mouvement citoyen qui se met en marche, et qui bouleverse le rapport de force, et se combine avec la résistance contre la guerre du Vietnam, avec le mouvement féministe. Et pourquoi le mouvement féministe aux USA et dans toute l’Europe se développe, c’est aussi parce qu’à un moment donné, indépendamment du rapport de force, mais lié au développement des forces productives pour faire simple, les femmes se disent que  ce n’est plus possible que notre sexualité soit liée à la question de la maternité puisque la pilule existe. Il y a une contradiction fondamentale entre ce qui est possible et ce qui est réel ». 

Pour Catherine Samary, il faut lier le projet et le contexte dans lequel on agit, elle propose le concept d’utopie concrète :«  Par rapport aux débats sur “réalisme” d’adaptation au système et “possibles”, je trouve utile la notion “d’utopie concrète” . Ce n’est pas un “modèle” pré-établi, et n’implique aucune “garantie” quant aux conditions de réalisation. Mais il s’agit de remise en cause concrète de l’ordre existant, portée par des mouvements réels et des exigences de nouveaux droits, non réalisés mais non pas “impossibles” ,  il est important de s’appuyer sur des utopies concrètes ».

Pierre Zarka apporte une précision : « Comment aborde-t-on la notion de rapport de forces ? En général, y compris parmi nous, c’est pour expliquer ce que l’on ne peut pas faire. Par souci de réalisme. Ce mot réalisme débouche souvent sur impossible. Or la question n’est pas de s’enfermer dans un rapport de forces existant mais de s’interroger dans quelle mesure on peut le faire bouger et comment. C’est de se projeter vers ce que l’on veut qui rétro-agit sur le présent. Je pense à la Résistance. Il est courant de la considérer comme un large rassemblement. Mais elle n’a pas commencé comme cela. Disant cela je ne plaide pas pour les minorités agissantes à la place d’un large rassemblement mais pour interroger quelles initiatives prendre dans lesquelles se projeter qui pourraient devenir des facteurs déclenchants, car cristallisant des attentes et des potentialités. L’Utopie n’est pas la société idéale, mais un horizon. Chaque pas en avant permet de résoudre un problème mais débouche ou même en engendre un nouveau. Elle est comme l’horizon qui recule au fur et à mesure que l’on avance vers elle. Mais d’avancer vers elle fait voir du pays. Ce que dit Lacan du désir. Donc il s’agit d’un cap, continuellement à définir et c’est l’accès à la participation de sa définition qui est universel. Pas dans un sens de repli sur soi mais de multiplicité des portes d’entrées à un projet et une œuvre communes ».

L’Utopie n’est pas la société idéale, mais un horizon

Pour François Calaret, les difficultés du mouvement social et politique ne sont pas liés au déficit de projet et de radicalité : « On est toujours l’eau tiède de quelqu’un, et les choses sont plus compliquées que cela. Le problème ne se pose pas en terme de radicalité. Le problème se pose plutôt de comment ne pas répéter ce qui a déjà été fait. Il s’agit plus de problème de créativité que de radicalité ».

Ce n’est pas l’avis de Patrick Silberstein : « Depuis des années, compte tenu du rapport de force dégradé, on a réduit nos ambitions, on n’est pas radical, on ne parle pas aux secteurs de la société, certes minoritaires, qui veulent une réforme radicale de cette société. On ne leur parle pas au nom de l’unité, et on confond l’unité des appareils, des organisations, avec l’unité, l’alliance des groupes sociaux. Cette discussion que nous avons là, n’a de sens que si on sort de l’entre soi, et que l’on construise une offre politique, une maison commune, une HLM sympathique… ».

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