Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

Arts Vivants : Dans le piège de la précarisation !

Le monde de la création semble piégé par sa paupérisation. Contraint de trouver un «  modèle économique, » les artistes et les projets culturels doivent composer avec les élus locaux et une quête de rentabilisation des projets. Cette double contrainte rend parfois peu visible la pression d’un capitalisme culturel qui impose des méthodes de gestion et une instrumentalisation de l’imaginaire.

Entretien croisé :

  • Agnès Freschel, journaliste culturel et rédactrice en chef de Zibeline.
  • Vincent Moisselin, ancien directeur d’une collectivité territoriale
  • Emmanuelle Gourvitch, présidente du Synavi (syndicat des arts vivants), Cie l’Art de Vivre.

Cerises, la coopérative : Comment se traduisent dans la réalité les injonctions des collectivités et de l’État en direction des projets culturels et on-t-elles un impact sur les créations elles-mêmes ? 

Agnès Freschel

Il est difficile de généraliser, les collectivités n’exerçant pas la pression de la même manière. Certaines, localement, en se transformant en opérateurs directs, influent sur la création en inventant des thématiques indolores, comme la Provence ou la Gastronomie, et en rejetant tout ce qui est de l’ordre de la contestation politique, ou de la culture de l’autre.

On le voit très nettement dans le Département 13 présidé par Martine Vassal (LR), qui a baissé les subventions de fonctionnement aux associations et se sert de la culture en passant commande de festivités bonnes pour sa communication.  Ainsi à Marseille les manifestations comme Africa Fête, ou le cinéma arabe, doivent batailler pour survivre, tout comme la recherche contemporaine, Actoral par exemple. Le choix est directement idéologique : il s’agit de mettre à bas ceux qui dérangent et de promouvoir une culture qui conforte les bons citoyens.

Mais le plus souvent, c’est effectivement la rentabilité libérale, présentée comme un pragmatisme et non comme une idéologie, qui prévaut. Et on est étonné de voir à quel point cela affecte peu les œuvres, comment des spectacles profondément révolutionnaires ou des œuvres très subversives sont montrées dans les théâtres ou même achetées par des marchands d’art.

Cette indifférence à la subversion n’est pas forcément une bonne nouvelle, elle est le signe que les politiques pensent que la subversion des artistes n’a pas d’impact majeur sur les citoyens, sur leur vote. Les politiques n’ont pas peur de la liberté de création, ils savent qu’il y a là un exutoire, ce qu’Aristote d’ailleurs appelait la Catharsis : au spectacle on se purge de ses passions politiques, et la révolte exprimée dans les salles de théâtre ne mettra pas le feu aux poudres révolutionnaires.

Ce sont les associations dont les politiques se méfient davantage, les compagnies, les artistes  qui ont un rapport plus étroit avec la population. Ceux qui travaillent dans le champ de l’éducation populaire, vont dans les classes, s’adressent à des populations sous-main de justice, ou animent des lieux alternatifs conviviaux… Les friches et les associations sont très violemment impactées par les baisses de subvention de la part des collectivités et de l’État. Ces baisses se font au profit des lieux labellisés qui, même s’ils diffusent et produisent un art souvent subversif, s’adressent à des publics souvent convaincus.

Par ailleurs, on l’oublie souvent lorsqu’on vit en Région, l’essentiel de l’argent de l’État va à la restauration du patrimoine religieux et aristocratique, ainsi qu’à l’Opéra de Paris, établissement fréquenté par la grande bourgeoisie parisienne. Ce choix-là est évidemment un choix politique.  Il n’est pas récent, et n’est pas libéral, mais conservateur.

Vincent Moisselin

La paupérisation du secteur de la création artistique dans notre pays est bien réelle, même si la puissance de son rayonnement n’est pas encore atteinte. Mais la menace pèse bien, et le danger auquel nous sommes confrontés, c’est qu’à force d’indifférence générale, de coupes en coupes, on en arrive à faire disparaître des pans entiers de ce qui a fait la richesse de notre modèle culturel. Des petits festivals ont disparu, des équipes artistiques meurent dans l’indifférence, et des théâtres de ville ou même des scènes conventionnées ont été rayées de la carte par des élus qui préféraient le « vu à la télé ».  A quand demain la disparition d’un CDN ou d’une scène nationale ?

Plus la pression tend à s’exprimer, plus la réponse artistique est cinglante !

Les élus locaux ne se positionnent pas, comme vous le suggérez, sur un modèle de capitalisme culturel, mais sur leur propre inculture érigée en modèle : le bon sens ! Nous avons une nouvelle génération d’élus(es) qui n’a pas été biberonnée à la culture de la culture. Nous avons des élus locaux et nationaux qui n’ont plus de rapport personnel ni intime avec la création artistique. Le changement est réellement là. Et c’est un drame.

Les artistes dans notre pays, encore aujourd’hui, gardent leur indépendance pour l’essentiel. Pas un élu local n’est en mesure aujourd’hui – et c’est heureux ! – de tuer l’imaginaire artistique. Au contraire, plus la pression tend à s’exprimer, plus la réponse artistique est cinglante !

Les collectivités et l’État sont devenus maîtres dans l’instrumentalisation des équipes artistiques : les appels à projet ont beaucoup remplacé les financements pérennes, et outre qu’elles épuisent les acteurs culturels de démarches administratives répétées, elles éloignent l’artiste de son travail, du temps nécessaire à sa recherche, à son expérimentation, et même à sa diffusion. L’injonction en faveur de l’éducation artistique et culturelle à laquelle les artistes participent avec conviction, produit des effets pervers et tend parfois à transformer l’artiste créateur en animateur. Le danger est réel et le dire est essentiel.

D’autres injonctions, en revanche, peuvent être positives. La question du territoire et de la conquête artistique offre des opportunités nouvelles pour les artistes ! Il faut savoir s’en saisir. La question des zones rurales ou des zones pavillonnaires dépourvues d’ambition culturelle offre des espaces d’expérimentation artistique intéressante. Faut-il encore que les moyens soient mobilisés ! Faut-il aussi que les artistes prennent le pouvoir de ses opportunités nouvelles.

Emmanuelle Gourvitch

On assiste à une uniformisation des critères de financement de la culture. Les collectivités qui développaient des politiques culturelles spécifiques tendent à uniformiser leurs dispositifs de soutien et leurs critères d’évaluation. Sont privilégiées l’événementiel, la « culture-vitrine », toute forme d’instrumentalisation de la culture et de la création. Cela s’accompagne d’une réduction drastique de la place de la culture dans la politique de la Ville. Autant d’entraves aux financements croisés qui a pour effet de participer à la paupérisation des compagnies les plus fragiles. On assiste par ailleurs à une concentration des financements sur les structures labellisées, dépossédant les structures indépendantes de la maîtrise de leurs budgets de productions. Une politique du ruissellement qui n’a fait ses preuves dans aucun domaine.

Cerises, la coopérative : Le secteur culturel vous semble-t-il avoir intégré les règles de la société néo-libérale (management, mode de gestion, marchandisation, mise en concurrence…) ?

Agnès Freschel

Nous vivons dans une société libérale. Les artistes et opérateurs culturels ont le choix : soit ils acceptent ces règles pour bénéficier des subventions auxquelles ils ont droit, soit ils tentent autre chose ; la marginalité ou la norme libérale. Le choix est difficile, d’autant que le « secteur » a été inventé par des hommes qui croyaient au pouvoir d’émancipation de la culture, et surtout de l’art. Nous en sommes les héritiers, nous devons revendiquer cet héritage, nous battre pour le conserver, et pour cela, effectivement répondre à certaines injonctions en termes de gestion et de comptes à rendre. Mais on n’est pas obligé d’appliquer des conventions collectives qui payent trois fois plus cher un directeur qu’un responsable de billetterie! Et pour refuser la mise en concurrence il faut bâtir des collectifs, des groupes…

Vincent Moisselin

Les artistes évoluent en effet dans un secteur concurrentiel, cela est vrai. Quand ils participent aux missions d’intérêt général et de service public, ils sont moins soumis à des logiques économiques et donc néo-libérales. Le secteur du spectacle privé est évidemment totalement, en revanche, dans cette logique. Le secteur de la musique est en particulier très globalisé et menace la diversité artistique et culturelle de notre pays. Cela ne fait aucun doute. La seule façon d’y résister est de défendre le modèle subventionné. Bien des équipes artistiques ont fondé des projets artistiques dans des modèles opposés aux logiques capitalistes. Les coopératives sont nombreuses, les collectifs d’artistes s’inventent tous les jours pour vivre une expérience différente.

Emmanuelle Gourvitch

Le secteur culturel revêt des aspects, des structures et des fonctionnements les plus divers. Il faut préciser de qui on parle. Il existe sur de nombreux territoires urbains comme ruraux, des artistes et lieux indépendants qui œuvrent au quotidien, en proximité avec ses habitants, dans des logiques de développement culturel durable. Ces structures innovent, expérimentent, se trompent, recommencent, réussissent, gagnent au jour le jour de petites victoires invisibles, les pensent, les modélisent pour avancer encore. Elles œuvrent pour le bien commun, la progression des droits culturels, au bénéfice de tous. Elles sont cependant trop souvent fragilisées par des moyens réduits et un manque de visibilité qui les pénalisent au regard des critères d’évaluations (inadaptés à leurs projets) qui leurs sont appliqués, faussant la perception et le regard sur les équipes artistiques.

Cerises, la coopérative : Comment favoriser l’émergence d’alternatives à ces logiques capitalistes et étatistes ?

Agnès Freschel

Je ne crois pas qu’aujourd’hui il faille choisir la marge, et se retirer du monde culturel pour créer, seul ou en communauté, de nouveaux modes de partage de l’art. Peut-être que dans quelque temps cela sera notre seule voie. Mais pour l’instant on peut encore se battre pour reprendre la main sur les outils de production culturelle. Dans un indispensable esprit de partage, en transgressant les impératifs libéraux, mais aussi en pratiquant davantage l’égalité salariale…

Vincent Moisselin

Je suis inquiet de la dévitalisation observée des labels nationaux qui font peur aux artistes, en raison d’un conservatisme interne aux salariés. Que les centres dramatiques nationaux fassent peur aux artistes, et que plusieurs directeurs renoncent à exercer leur mandat en raison des difficultés managériales de chaque théâtre, fait de la peine. Le conservatisme n’est pas toujours là où on croit qu’il est !

Par ailleurs, je ne mets pas sur un pied d’égalité, comme votre question le suggère, les logiques de l’État et celle du marché. Le ministère de la culture défend encore les artistes et ses fonctionnaires sont des gens pour l’essentiel aux convictions solides. Le modèle devient « étatique » quand les administrations prennent la main sur le politique, quand les tableaux Excel se substituent aux dialogues politiques. Il faut réhabiliter l’art par le dialogue, par la confrontation, par la joie et le plaisir qu’il génère !

On assiste à une uniformisation des critères de financement de la culture.

Emmanuelle Gourvitch

Pour faire entendre leurs voix, de nombreuses structures et lieux développent des tentatives les plus diverses et  imaginatives : interpellations collectives, coopérations entre structures, etc. Pourtant un sentiment prédomine ; celui de l’atomisation de ces structures, de l’éparpillement de leurs actions, de la difficulté à porter leurs revendications, seuls comme à plusieurs. L’engagement syndical est une alternative à repenser, un espace où faire converger les mobilisations et les revendications afin que soit entendu la nécessité de soutenir ce secteur de la création indépendante, cheville ouvrière de proximité des politiques culturelles et premiers promoteurs des Droits Culturels. A ce titre, il est nécessaire de conforter leur action, d’entendre leur expertise, de leur donner place dans les concertations, et d’assurer leur existence par la création des lignes budgétaires renforcées et dédiées.

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